Mesurer les distances dans le système solaire
Une brève histoire des sciences
Comment savoir qu’une étoile est plus grande que la Lune ? En constatant qu’elle est beaucoup plus éloignée ! Mais on ne peut pas sortir son mètre ruban et le tendre pour mesurer la distance entre les objets célestes. Il faut ruser, et procéder de proche en proche. On détermine d’abord la distance d’un objet pas trop éloigné. Puis on utilise cette connaissance pour en déduire la distance d’un objet un peu plus lointain. C’est ce principe qu’on appelle l'échelle des distances : à chaque échelon, on se tient sur le barreau d'échelle précédent pour attraper le barreau suivant. Le premier échelon sur l'échelle des distances est le diamètre de la Terre.
La Terre
Le premier écrit connu concernant la rotondité de la Terre est le Rig-Veda, un texte sacré Hindou datant d’environ 1500 ans avant notre ère ; et en Grèce antique vers 300 av. J.-C., Aristote a démontré que la Terre est ronde en observant la forme de l’ombre de la Terre pendant les éclipses lunaires.
Pour l’anecdote, la controverse à l'époque de Christophe Colomb ne portait pas sur la rotondité de la Terre, mais sur son diamètre. Pour justifier son voyage et obtenir des fonds, il a utilisé une estimation très basse du diamètre de la Terre. À l'époque, plusieurs estimations du diamètre de la Terre avaient été faites, et lui a choisi d’utiliser la plus basse. Tout le monde lui disait qu’il n’arriverait jamais à destination parce que la Terre est plus grande que ce qu’il supposait, pas parce qu’ils pensaient que la Terre est plate. D’ailleurs, si le continent américain n’avait pas été là, Christophe Colomb et son équipage seraient morts en mer, parce qu’ils n’avaient pas les ressources pour naviguer jusqu’en Inde par l’ouest, vu le diamètre réel de la Terre.
Bref, pour Ératosthène en 240 av. J.-C., ça ne faisait aucun doute que la Terre est ronde. Sachant cela, il s’est mis en tête de mesurer la circonférence de la Terre.
Il y aurait eu à Syène, au sud de l'Égypte moderne, un puits dont le fond était éclairé par le soleil à midi le jour du solstice d'été. En supposant que le puits était creusé à la verticale, le soleil se trouvait donc au zénith à midi. En, fait Syène est sur le 24è parallèle, donc pas tout à fait sur le tropique, mais pas loin.
Ératosthène a estimé que Alexandrie, au nord de l'Égypte, est sur le même méridien que Syène. Le jour du solstice, il a utilisé un gnomon pour déterminer l’angle que faisait le soleil avec la verticale et a ainsi mesuré un angle de $7^\circ$.
Si on suppose que le Soleil est « infiniment » loin, alors les rayons du Soleil qui arrivent à Syène sont parallèles aux rayons qui arrivent à Alexandrie. L’angle entre les rayons du Soleil et le gnomon à Alexandrie est donc le même que l’angle formé par Syène, le centre de la Terre et Alexandrie (en rouge sur le dessin).
Sachant qu’il y a 5 000 stades entre Syène et Alexandrie, il en déduit par une règle de 3 que la circonférence de la Terre est de $$ 5000 \times \frac{360}{7} \sim 250 000 \textrm{ stades}. $$ On ne connaît pas exactement la valeur du stade, qui en plus variait d’un endroit à l’autre, mais on estime que 250 000 stades font environ 40 000 kilomètres.
Puisque la circonférence d’un cercle vaut $2\pi$ fois son rayon, on trouve un rayon pour la Terre de 6 500 kilomètres.
On sait aujourd’hui que le rayon moyen de la Terre est de 6 371 kilomètres. Ératosthène n'était donc vraiment pas loin de la valeur exacte, en dépit des approximations qu’il a dû faire.
Ça peut sembler à la limite du hors-sujet de commencer un article sur mesurer la distance des objets astronomiques par le diamètre de la Terre. Mais connaître le diamètre de la Terre est en fait une étape indispensable pour la suite. C’est en somme le premier barreau de l'échelle des distances. Pour déterminer la distance d’objets de plus en plus éloignés, on s’appuie à chaque fois sur la connaissance qu’on a d’objets plus proches. Pour pousser un peu la métaphore, on se tient sur un barreau d'échelle pour attraper le barreau suivant.
La Lune
Une fois connue le diamètre de la Terre, il est possible de déterminer le diamètre de la Lune. En 270 av. J.-C., Aristarque avait observé qu’une éclipse lunaire dure au plus trois heures et que le diamètre apparent de la Lune est de $0,5^\circ$.
Une éclipse lunaire se produit lorsque la Lune passe dans l’ombre de la Terre. Si le Soleil est suffisamment éloigné, les rayons qui arrivent sur Terre sont tous parallèles les uns aux autres. Le diamètre de l’ombre de la Terre est alors égal au rayon de la Terre.
Puisqu’il faut 3 heures à la Lune pour parcourir un rayon terrestre, on en déduit par une règle de trois qu’elle parcourt $\frac{27 \textrm{ jours} \times 24 \textrm{ heures}}{3 \textrm{ heures}} = 216$ diamètres terrestres par orbite. En d’autres termes, la circonférence de l’orbite de la Lune est de 216 diamètres terrestres.
Le périmètre d’un cercle est égal à $\pi$ fois son diamètre. Le diamètre de l’orbite de la Lune représente donc environ 70 diamètres terrestres. C’est là qu’on voit que le schéma n’est pas du tout à l'échelle.
Aristarque a ainsi trouvé que la Lune est à $450\ 000$ kilomètres de la Terre alors que la valeur exacte est de $380\ 000$ kilomètres. Aristarque avait donc obtenu le bon ordre de grandeur, en dépit des approximations qu’il a utilisé :
- son estimation du rayon de la Terre n'était pas exacte ;
- l’ombre de la Terre est un cône, pas un cylindre ;
Le Soleil… ou pas
Une fois qu’il connaissait la distance Terre-Lune, Aristarque s’est mis en tête de mesurer la distance Terre-Soleil. Pour ça, il a eu une idée plutôt astucieuse : lorsque la droite Terre-Lune est perpendiculaire à la droite Terre-Soleil, on voit un peu plus qu’un quartier de Lune. Dit autrement, un observateur du côté nuit de la Terre voit très précisément un quartier de Lune lorsque l’angle entre la Lune, la Terre et le Soleil est inférieur à 90°.
Il suffit alors de mesurer cet angle et d’utiliser un peu de trigonométrie pour en déduire la distance Terre-Soleil.
Aristarque détermine que cet angle Soleil-Terre-Lune vaut 87°. On se souvient de la célèbre formule de trigonométrie CAHSOHTOA, apprise au collège ou au lycée, et on trouve $$ \cos (87°) = \frac{\textrm{distance Terre-Lune}}{\textrm{distance Terre-Soleil}} $$ Or $\cos(87°)= \frac{1}{20}$. D’après Aristarque, le Soleil est donc 20 fois plus éloigné de la Terre que ne l’est la Lune, ce qui correspond à une distance Terre-Soleil de 9 millions de kilomètres.
Sur le principe, Aristarque avait raison, mais l’angle entre le Soleil la Terre et la Lune vaut 89,85°. La valeur numérique qu’il a obtenu pour la distance entre la Terre et le Soleil était donc loin de la réalité. C’est pourtant la valeur obtenue par Aristarque qui sera retenue pendant plusieurs siècles.
Aristarque avait fait de son mieux pour déterminer le moment où le terminateur (la séparation entre le côté éclairé et le côté sombre) coupait la Lune en deux, et l’angle formé avec le Soleil à ce moment là, ce qui n'était pas chose aisée. La surface de la Lune n’est pas lisse, donc le terminateur n’est pas un segment de droite, et le Soleil n'était pas visible dans le ciel à ce moment là. En plus, comme on prend le cosinus de l’angle, cette erreur de moins de 3° se traduit par une erreur de plus de cent millions de kilomètres.
Une fois qu’Aristarque avait calculé la distance Terre-Soleil, il s’est servi de cette information pour trouver le diamètre du Soleil. Sachant que la Lune et le Soleil ont le même diamètre apparent, et pensant que le Soleil est 20 fois plus éloigné que la Lune, il en a déduit par le théorème de Thalès que le Soleil est 20 fois plus grand que la Lune. Il s’est alors demandé pourquoi le Soleil tourne autour de la Terre plutôt que le contraire, puisque le Soleil est plus grand. En somme, un peu d’observation et de géométrie lui ont permis de remettre en cause le modèle géocentrique.
Distance des planètes
C’est Copernic vers 1543 qui a débloqué la clé pour mesurer la distance des planètes. Puisque toutes les planètes sont en orbite autour du Soleil, il suffit de mesurer l’angle $\theta$ sur la voûte céleste entre le Soleil et la planète.
Pour une planète intérieure comme Vénus, l’angle $\theta$ est maximal lorsque l’angle formé par le Soleil, Vénus et la Terre est un angle droit. On a alors $\sin \theta = \frac{\textrm{distance Soleil-Vénus}}{\textrm{distance Soleil-Terre}}$.
Cependant, si on ne connaît pas la distance entre la Terre et le Soleil, ça ne nous donne qu’une partie de l'équation. Comme on ne sait pas encore déterminer cette distance, on introduit une nouvelle unité de mesure : l’unité astronomique. Une unité astronomique vaut la distance moyenne entre la Terre et le Soleil. Même si on ne sait pas combien de kilomètres il y a dans une unité astronomique, on peut exprimer les distances des planètes en unités astronomiques.
Pour les planètes extérieures, le principe général est le même, et le calcul sera laissé à titre d’exercice au lecteur ou à la lectrice intéressée.
Planète | Distance entre le Soleil et la planète (en unités astronomiques) |
---|---|
Mercure | 0,4 |
Vénus | 0,7 |
Terre | 1 |
Mars | 1,5 |
Jupiter | 5,2 |
Saturne | 9,5 |
La valeur de l’unité astronomique avec le transit de Vénus
Au 17e siècle, on savait que la distance Terre-Soleil obtenue par Aristarque était trop faible. Notamment Kepler a appliqué son modèle d’orbites et a déterminé que si le Soleil n'était qu'à 10 millions de kilomètres de la Terre, alors on devrait voir des mouvements apparent du Soleil qu’on n’observe pas en pratique. Comme on n’observe pas ces mouvements apparents prédits par la théorie, alors il y a un hic dans la théorie. En l’occurrence, c’est la distance Terre-Soleil qui était erronée.
De nombreux scientifiques ont tenté de mesurer la distance Terre-Soleil, avec des résultats tous différents les uns des autres. Les estimations allaient du simple au centuple !
Un transit est le passage d’un astre devant un autre. Ici, on va s’intéresser à des transits de planètes, c’est-à-dire lorsque Vénus ou Mercure passe directement entre le Soleil et la Terre. On peut alors observer la planète qui obscurcit une partie du disque solaire.
Au tout début du 18e siècle, l’astronome Edmond Halley – c’est celui dont le nom a été donné à une comète célèbre – avait été très impressionné par l’observation d’un transit de Mercure. Ça l’a beaucoup fait réfléchir, et il a publié un article expliquant comment on peut utiliser le transit d’une planète interne pour déterminer la valeur de l’unité astronomique.
Pour le transit de Vénus de 1761, plusieurs expéditions ont été montées pour observer le transit depuis différents endroits sur Terre. Plus de 200 astronomes ont observé le transit. C'était en quelque sorte la première grande collaboration scientifique internationale.
En fonction de l’endroit où on se trouve sur Terre, Vénus ne transit pas devant la même portion du disque solaire. Le transit est alors plus ou moins long. En comparant la durée du transit d’un endroit à l’autre, on peut en déduire la valeur de l’unité astronomique.
Dans le schéma, l’observateur dans l’hémisphère sud verra Vénus passer le long du segment rouge, tandis que l’observateur de l’hémisphère nord verra Vénus passer le long du segment vert.
Suite au transit de 1761, Johann Encke a trouvé une distance Terre-Soleil de 153 millions de kilomètres, très proche des 140 millions qu’on connaît aujourd’hui.
Les observations de 1761 n’ont pas été très probantes pour connaître la valeur de l’unité astronomique, car il y avait encore d’assez grandes erreurs de mesure. Elles ont cependant permis aux astronomes de s’entraîner pour le transit de Vénus de 1769.
Et surtout, le transit de 1761 marque le début de la convergence des différentes valeurs de la distance Terre-Soleil. Pendant quelques siècles, on avait plein d’estimations différentes de cette distance. Après 1761, les différentes estimations se sont resserrées de plus en plus jusqu'à tenir dans un mouchoir de poche. On a alors atteint un consensus scientifique sur la valeur de l’unité astronomique.
Jusqu'à présent, on avait exprimé les distances entre le Soleil et les planètes du système solaire en unités astronomiques, mais sans connaître la valeur de l’unité astronomique. Connaissant la distance Terre-Soleil, on peut déterminer précisément la distance de toutes les planètes.
Conclusion
Aujourd’hui, on dispose de moyens technologiques plus sophistiqués pour mesurer la distance des objets dans le système solaire. Sur la Lune, on a placé des réflecteurs qui ont permis de constater que la Lune s'éloigne de 4 centimètres chaque année. La distance du Soleil est mesurée très précisément par radar. On a aussi utilisé un radar pour déterminer la position et la vitesse d'`Omuamua pendant son passage à travers le système solaire.
Épilogue martien
Le diamètre apparent de Phobos est de 0,22 degrés lorsqu’elle est au zénith, mais seulement 0,15 degrés lorsqu’elle est sur l’horizon. Le ratio entre les deux diamètres apparent est de $1,46$. Si une civilisation était apparue sur Mars, les martiens auraient sûrement remarqué un tel écart et auraient pu s’en servir pour trouver la distance qui les sépare de Phobos.
Notons $R_M$ le rayon de Mars, $R_o$ le rayon de l’orbite de Phobos, $R_P$ le rayon de Phobos, $d_h$ la distance de l’observateur à Phobos lorsque Phobos est sur l’horizon, et $d_z$ la distance de l’observateur à Phobos lorsque Phobos est au zénith.
Pour rappel, le diamètre apparent $\theta$ de Phobos est l’angle sous lequel il est vu par l’observateur. Lorsque Phobos est à une distance $d$ de l’observateur, on a : $$ \tan \theta = \frac{R_P}{d}. $$
Lorsque Phobos est au zénith, la distance entre l’observateur et Phobos est simplement la différence entre le rayon de Mars et le rayon de l’orbite de Phobos : $$ d_z = R_o - R_M. $$
Lorsque Phobos est sur l’horizon, le théorème de Pythagore dans le triangle formé par l’observateur, Phobos et le centre de Mars donne l’expression de $d_h$ : $$ d_h = \sqrt{R_o^2 - R_M^2}. $$
Puisque le diamètre apparent $\theta$ de Phobos est très petit, on peut utiliser l’approximation $\tan \theta \sim \theta$. Le rapport entre le diamètre apparent au zénith et le diamètre apparent à l’horizon s'écrit alors $$ \frac{\theta_z}{\theta_h} = \frac{\frac{R_P}{d_z}}{\frac{R_P}{d_h}} = \frac{d_h}{d_z} = \frac{\sqrt{R_o^2 - R_M^2}}{R_o - R_M} $$
En notant $x = \frac{R_M}{R_o}$, on se retrouve alors à résoudre l'équation $$ 1,46 = \frac{\sqrt{1 - x^2}}{1-x}. $$
On trace la courbe $y=1,46$ (en rouge) et la courbe $y =\frac{\sqrt{1 - x^2}}{1-x}$ (en bleu). En repérant l’endroit où se croisent les deux courbes, on trouve ainsi $\frac{R_M}{R_o} \simeq 0,36$. En d’autres termes, le rayon de l’orbite de Phobos est 2,8 fois plus grand que le rayon de la planète Mars. Si les martiens ont trouvé le rayon de la planète Mars avec une méthode semblable à celle d'Ératosthène, alors ils savent que le rayon de l’orbite de Phobos est d’environ 9 200 kilomètres.
Cette méthode n’est utilisable que parce que Phobos est si proche de sa planète hôte. Depuis la Terre, la variation du diamètre apparent de la Lune entre l’horizon et le zénith est beaucoup trop petite pour être remarquable à l'œil nu.
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