Télescopes, NASA et pintxos
Deuxième partie du carnet de voyage de la campagne d'observation de l'astéroïde Polymèle en Espagne
Il y a deux mois, j’ai reçu un message sur une des nombreuses listes de diffusion dont je fais partie au sujet d’un appel à observateurs. La NASA avait besoin de gens dans le cadre de la mission Lucy pour manipuler des télescopes et observer une occultation de l’astéroïde troyen Polymèle. Étant au chômage et sachant manipuler un télescope, je me suis portée volontaire.
Si vous voulez en savoir plus sur pourquoi cette campagne d’observation a été organisée, je vous invite à lire la première partie.
Jour 0 : Arrivée à Gijón
Après avoir fait une halte à Bilbao pour faire le plein de pintxos, je covoiture avec deux chercheurs du CNRS jusqu'à Gijón. Leurs sujets de recherche sont en lien avec l’astronomie, mais pas spécifiquement avec les occultations. En revanche, ils ont l’habitude d’observer des occultations en tant qu’astronomes amateurs. Ils ont plein d’anecdotes à raconter sur différentes occultations qu’ils ont mené.
Mes covoitureurs m’apprennent que l’occultation va être particulièrement difficile, puisque non seulement Polymèle est petit, mais en plus l'étoile devant laquelle il va passer et peu brillante (avec un magnitude de 16,8), donc pas facile à repérer.
On arrive le dimanche soir à Gijón, dans le nord de l’Espagne. Cette ville a été choisie pour des raisons de logistique : il y a un port dans lequel on peut faire arriver les 22 télescopes, et il y a une université (celle d’Oviedo) qui a des bâtiments dans lesquels on peut stocker du matériel toute la semaine.
Je pose mes sacs dans l’auberge de jeunesse dans laquelle je loge et discute avec les autres personnes en présence. Il y a un étudiant espagnol qui arrive de Madrid et qui va lui aussi participer à l’occultation dans le cadre de son cursus scolaire.
Avec quelques autres participants à la campagne, on se retrouve dans le hall de l’hôtel dans lequel sont installés les gens de la NASA, histoire de faire connaissance. Pour ma part, je rencontre un couple charmant. Elles sont toutes les deux à l’Université de Boulder dans le Colorado. Rose est une observatrice aguerrie qui a déjà participé à de nombreuses campagnes d’observation dans le monde entier. Josie, comme moi, en est à sa première campagne d’observation pour une occultation. Rencontrer quelqu’un qui a aussi peu d’expérience que moi en matière d’occultations me rassure un peu. Je ne suis donc pas la seule à ne pas trop savoir ce qui se passe !
Le trajet a été long pour tout le monde, mais surtout pour les américains qui, pour certains, ont fait 24 heures de voyage pour arriver. On dîne de bonne heure, et chacun rentre se coucher, histoire d'être prêts pour les choses sérieuses qui vont commencer le lendemain.
Jour 1 : Début de la formation
On se rend à l'école navale de Gijòn où sont stockés les télescopes et tout le matériel. On commence par un briefing dans l’amphi pour nous expliquer comment les jours qui viennent vont se passer, et pour nous détailler le programme du jour. Il y a environ 80 personnes qui sont là pour participer à la campagne d’observation : des américains, mais aussi beaucoup d’espagnols et quelques français.
Il devait y avoir 22 télescopes, mais l’un d’entre eux a une diode qui a grillé dans le boîtier qui permet de piloter la monture. SkyWatcher ne fait plus de pièces de rechange pour ce modèle là. Il n’y aura donc que 21 télescopes pour cette campagne d’observation.
Le responsable scientifique insiste sur l’importance des feuilles de log. À la fin de chaque nuit d’observation, qu’on ait pu effectivement observer ou non, on doit remplir une fiche avec tous les paramètres de l’observation, le nom des observateurs, et le détail de tout ce qui a pu mal se passer. Ces feuilles permettent d’archiver correctement les données. Comme ça, dans quinze ans, si quelqu’un remarque un truc étrange dans les données, c’est encore possible de savoir ce qui s’est passé, et peut-être même faire de nouvelles découvertes !
Constitution des équipes
On est répartis en 21 équipes, une par télescope. Dans chaque équipe, il y a un observateur confirmé qui est à l’aise avec le matériel que nous auront à utiliser, et trois observateurs qui peuvent avoir des niveaux variables. Pour que tout aille vite, les équipes ont été constituées à l’avance par le responsable scientifique. D’après la rumeur, le responsable scientifique aurait un tableur dans lequel il classe les observateurs en fonction de leur expérience et de leurs qualités en tant qu’observateur. Comme ça, il peut mettre les meilleurs observateurs aux endroits les plus critiques pour la campagne.
Je me retrouve dans l'équipe numéro 5, et le hasard fait que je suis dans la même équipe que le couple que j’ai rencontré la veille. Dans mon équipe, il y a aussi Josep, un espagnol qui gère un observatoire en Catalogne et qui a l’habitude d’observer des occultations, même s’il n’a jamais participé à une campagne d’observation comme celle-ci.
Il n’y a aucune langue qui soit parlée par les quatre membres de l'équipe. Je me retrouve donc interprète entre l’anglais et un pidgin qui mélange l’espagnol, le français et l’allemand.
La bande dans laquelle l’occultation devrait être visible a été divisée en 21 lignes, une par équipe. Chaque équipe est assignée à une ligne afin de couvrir toute la zone dans laquelle l’occultation a une bonne probabilité d'être visible.
La ligne de mon équipe est importante, car il y a de grandes chances pour que l’on soit la première équipe en partant de l’extérieur de la bande à voir l’occultation, ou bien que l’on soit la dernière équipe à ne pas voir l’occultation. Et d’après les prédictions, si on la voit, l’occultation risque de ne durer qu’une seconde pour nous. On a donc intérêt à être au top au moment de l’occultation pour ne rien rater.
Dans cette carte, il y a une équipe qui se place sur chaque ligne rose. La ligne centrale correspond à l’endroit où l’occultation a le plus de chance de se produire. D’après les prédictions (sans prendre en compte les aléas liés à la météo et à la technique), il y a 99,7% de chances pour que l’occultation soit visible par au moins une des équipes. Et vu l’espacement entre les lignes, il y aura peut-être jusqu'à six équipes qui verront l’occultation.
Puisque chaque équipe se place où elle veut le long de sa ligne, les équipes peuvent potentiellement être très loin les unes des autres. S’il y a un phénomène météorologique local, cette distance augmente la chance qu’au moins certaines équipes ne soient pas affectées par la couverture nuageuse éventuelle.
Premières difficultés techniques
Il y a eu des problèmes avec la location de véhicules. L'équipe qui gère toute la campagne avait demandé à louer des grosses voitures. Mais une grosse voiture pour un américain, ce n’est pas la même chose qu’une grosse voiture pour un espagnol. Les voitures réservées par l’agence de location étaient donc beaucoup plus petites que ce à quoi les américains s’attendaient.
À cause de la taille des voitures, il faut modifier les plans à la dernière minute. Les organisateurs pensaient pouvoir mettre toutes les malles d’un télescope en plus des quatre observateurs dans une voiture. En fin de compte, il faut sortir les télescopes de leurs malles pour gagner de la place, et dans chaque voiture, on ne peut mettre que deux observateurs en plus du télescope.
Heureusement, il y a des espagnols et des français qui sont venus en voiture qui peuvent aider à transporter des gens. Pour que tout se goupille bien avec le moins de voiture possibles, on décide de procéder ainsi : les équipes travailleront en paires (l'équipe 1 coopère avec l'équipe 2 ; l'équipe 3 coopère avec l'équipe 4 ; etc) pour déplacer les gens et le matériel. Ainsi, il y a trois voitures pour deux équipes. Il faut donc que les spots d’observation pour les deux équipes dans une même paire soient assez proches l’un de l’autre pour éviter de rallonger inutilement le trajet.
Montage des télescopes
On va dans le grand parking derrière l’observatoire et on monte les télescopes pour la première fois : assemblage de la base, mise en place du tube optique, collimation du télescope, branchement de la caméra et du PC, alignement du chercheur avec le tube optique. Pour s’aider, on a un manuel d’une douzaine de pages au format A4 qui explique la procédure dans le détail. Lorsque tout est assemblé, on voit les images prises par la caméra en temps réel sur le PC.
Pendant qu’on installe tout notre matériel, la télévision locale vient faire un reportage. Ils nous filment et nous posent des questions. Heureusement, dans chaque équipe, il y a au moins un hispanophone qui peut répondre aux questions des journalistes. Quelques badauds s’arrêtent aussi pour nous demander ce qu’on fait. On est tous ravis d’en profiter pour faire de la médiation scientifique et une jolie dynamique s’installe.
Mon équipe fait partie des premières à terminer l’installation. Malheureusement, dans les Asturies, il y a souvent des nuages, et ce soir ne fait pas exception. Impossible de voir le moindre coin de ciel dégagé pour observer avec les télescopes. Du coup, on range le télescope, et on remplit les feuilles de log. Puis Rose qui a l’habitude de ces télescopes va aider les autres groupes qui ont eu un peu plus de difficultés.
Un groupe de jeunes vient me poser des questions en anglais sur mon métier. Je leur explique les joies et les difficultés liées à une carrière dans la recherche : l’utilité sociale, le manque de financements, l’indépendance, la difficulté à trouver un poste, tous les sujets passionnants à explorer,…
Une fois que tout le monde a rangé son télescope, on se retrouve au réfectoire pour dîner tous ensemble. Tout le monde semble enthousiaste à l’idée de participer à cette aventure humaine.
Jour 2 : Recherche d’un lieu d’observation et première nuit d’observation
Le lendemain matin, on découvre le journal local qui parle de nous.
Dès 10 heures, on part de Gijón direction León. Dans les Asturies, la météo risque d'être trop mauvaise. En allant dans les terres, on augmente les chances de pouvoir observer. D’ailleurs dans la voiture, on voit bien le ciel qui se dégage au fur et à mesure qu’on approche de León.
Dès qu’on arrive à León, pas le temps de déjeuner et j’ai à peine le temps de poser mes affaires à l’hôtel que déjà il faut s’activer pour préparer l’observation. Avec mon équipe et l'équipe 6, on se réunit pour regarder la carte et trouver les meilleurs endroits desquels observer. On compare la position de nos lignes avec la carte de la pollution lumineuse. Il faut aussi s’assurer que l’endroit choisi est accessible par la route pour y amener le matériel.
Si on veut éviter d'être trop proches d’une grande ville et de ses lumières, il vaut mieux qu’on fasse au moins 45 minutes de route vers le Sud. Bref, on vise à peu près le milieu de nulle part.
Un des avantages d'être dans des équipes semi-autonomes de quatre personnes, c’est que tout le monde à l’occasion de participer à tous les aspects de la campagne d’observation, du choix du spot d’observation à la manipulation des télescopes.
On note deux spots d’observation potentiels pour chaque équipe, un spot préférentiel et un spot de backup au cas où la météo soit trop mauvais le jour J au dessus du spot préférentiel. Le spot de backup est plus proche, mais il a aussi plus de pollution lumineuse. Une fois les spots choisis, on marque leur emplacements sur la carte et on part en voiture, histoire de voir à quoi ces spots ressemblent sur place.
On part en expédition
On part à 6 personnes (et un télescope, c'était trop compliqué de le décharger avant de partir) dans deux voitures. On commence par aller voir les deux spots de backup (un pour chaque équipe) car ils sont plus proche de León. L’endroit qu’on avait noté sur la carte se trouve être un excellent lieu pour observer. Au milieu d’un champ de maïs, mais on ne voit pas de système d’arrosage automatique autour. L'étoile qu’on va observer sera très haute sur l’horizon, donc le maïs ne gênera pas la vue. Il y a même un endroit où le sol est dur et plat juste à côté de la route, donc on sera même pas gênés si une voiture passe pendant qu’on s’installe.
On a vraiment beaucoup de chance, c’est rare de trouver aussi facilement des spots où on peut observer. Au Texas par exemple, il y a beaucoup de champ pétroliers qui sont éclairés à fond toute la nuit, et c’est difficile de s'éloigner de la pollution lumineuse. En plus, tous les champs sont clôturés et les propriétaires de ces champs sont armés et prêts à tirer sur quiconque viendrait dans leur champ.
Il est presque 16 heures, et je ne suis pas la seule dans la voiture à avoir sauté le petit-déjeuner faute de temps. On fait une pause pour manger sur la route. C’est pas facile de trouver des plats sans viande dans la région, mais on me prépare une salade custom pleine de couleurs. Puis on repart pour explorer les autres spots (ceux avec moins de pollution lumineuse), et re-belote. On trouve où poser un télescope du premier coup. Les spots sont même mieux que ceux qu’on a vu juste avant puisque les champs autour sont fauchés et qu’il y a moins de moustiques.
Premières observations, encore des problèmes techniques
Le soir, on va à l’université de León qui nous prête aussi un local et un champ sur lequel on peut s’entraîner à utiliser les télescopes. Ça nous permet de pouvoir observer une première fois avec les télescopes sans avoir besoin d’accumuler encore plus de fatigue sur la route.
On nous brief sur le déroulement de la soirée et du lendemain, on fait une pause pour dîner et on revient après le coucher du Soleil pour manipuler les télescopes.
Arrivés sur le champ, on met en place le télescope en suivant la même procédure que la veille. Ça va déjà beaucoup plus vite, et on est tous plus à l’aise pour assembler le télescope. Cette nuit, on a un beau ciel bien dégagé, alors on peut même aligner le télescope et faire des mesures.
Les montures que nous utilisons sont des Dobson motorisées, donc pas besoin de faire de mise en station. En revanche, pour pouvoir utiliser le système de pointage automatique, il faut aligner le télescope. L’alignement consiste à pointer une étoile très brillante dans le ciel puis de « dire » au télescope l'étoile vers laquelle il est pointé. Puis on recommence avec une deuxième étoile, de préférence proche de la portion du ciel dans laquelle on va effectivement observer. L’ordinateur calcule ensuite l’orientation du télescope par rapport aux étoiles et on peut le piloter avec l’ordinateur pour qu’il aille directement pointer l'étoile de notre choix.
Une fois le télescope aligné, on saisi les coordonnées de l'étoile qui va être occultée par Polymèle. On vérifie à l’aide de la carte du ciel que le télescope pointe bien au bon endroit. Ce qu’on voit avec la caméra n’a pas forcément la même orientation que ce qui est dessiné sur la carte. Mais au bout d’une minute à tourner la carte dans tous les sens, on trouve comment l’orienter pour qu’elle soit dans le même sens que ce qu’on voit sur l'écran de l’ordinateur.
Mais pendant qu’on regarde l'étoile qui nous intéresse, on s’apperçoit que le télescope bouge. En effet, on fait des poses d’une seconde pour chaque image, et les étoiles font parfois des lignes sur l'écran au lieu de faire des points. Au début, on pense que c’est dû au vent qui secoue le télescope. Mais le mouvement est très régulier. Toutes les 9 secondes, le télescope fait un mouvement brusque, et ce mouvement se fait toujours dans la même direction. Si c'était le vent, ce serait bien plus aléatoire.
Pour essayer d’isoler le problème, on pointe le télescope dans plusieurs directions différentes, mais le télescope fait toujours des sauts toutes les 9 secondes. On détermine que le problème est lié au moteur qui règle la hauteur du télescope sur l’horizon.
Une option serait d’ouvrir le boîtier du moteur le lendemain pour déterminer plus précisément le problème (et peut-être le résoudre ?). Mais c’est extrêmement risqué, et si l’opération rate, on aura perdu un télescope. Avec les conseils du responsable scientifique, on décide que la meilleure façon de procéder est de desserrer le mécanisme qui permet au moteur d’entraîner le télescope jusqu'à ce qu’il glisse très légèrement. De cette façon, le télescope qui glisse dans un sens compense les sursauts du moteur, et l'étoile reste centrée dans l’image.
Un peu inquiets concernant l'état de notre télescope, on remballe pour la nuit et on se retrouve le lendemain matin.